Grâce aux révélations du Soir et d’autres journaux sur l’identité de certains actionnaires de sociétés offshore, il est heureusement probable que des trafiquants, des dirigeants corrompus ou d’autres criminels pourront être démasqués. L’on a aussi désormais la preuve que le dictateur zimbabwéen Mugabe, qui a affamé son peuple et violé systématiquement les droits de l’homme pendant des décennies, s’est aussi constitué une fortune au détriment d’une des populations les plus pauvres du monde.
Ce sont des informations importantes pour la lutte contre la criminalité et l’élimination des tyrannies. Il est dès lors surprenant que les politiques ne s’y intéressent guère et que ce soit au nom de la lutte contre la fraude fiscale qu’ils proposent une illusoire « suppression des paradis fiscaux ». Aux yeux des dirigeants européens, il semble ainsi essentiel d’entraver l’usage des paradis fiscaux, non par les trafiquants et les tyrans, mais par les simples citoyens.
Ils semblent oublier que s’il existe des paradis fiscaux, c’est parce qu’il y a des enfers fiscaux, et la Belgique est l’un des pires d’entre eux. Lorsqu’un État dépense plus de 55 pour cent de ce que ses habitants ont gagné, et qu’il s’avère incapable de réduire réellement ses dépenses, il serait bien avisé de se demander si ce n’est pas sa politique qui suscite l’attrait pour les paradis fiscaux. Et en Belgique, malgré les annonces récurrentes de réduction du train de vie de l’État, les dépenses publiques ont augmenté de 27 pour cent depuis 2007.
Des milliers de Belges ont des intérêts dans des sociétés, des trusts, ou des fondations localisés dans des pays à fiscalité avantageuse. Ce ne sont pas tous des criminels, ni même des fraudeurs du fisc. Pour régler des successions complexes, investir en joint-venture dans certains pays émergents, ou éviter des doubles taxations d’un même revenu, ils créent certaines de ces structures tant décriées. Beaucoup aussi recherchent seulement la discrétion de leur patrimoine, à l’égard de partenaires d’affaires, de membres de leur famille, ou de l’État lui-même. Aucune règle ne donne au Pouvoir le droit de tout savoir.
La « transparence » est un devoir des gouvernements, une contrepartie à leur pouvoir et une manière de rendre compte des impôts, soit de recettes qu’ils obtiennent par la contrainte. Il est fâcheux que cette notion soit retournée par les États contre leurs citoyens, pour leur demander, à eux, d’être transparents et de justifier du produit de leur travail et de leur épargne.
Ceux qui profitent légalement des avantages des paradis fiscaux n’encourent souvent aucune critique puisqu’aucune loi belge n’interdit d’acquérir des participations dans de telles sociétés, ni n’oblige à en déclarer la propriété. Les revenus de ces structures ne sont pas taxables en Belgique, sauf dans quelques hypothèses qu’il est assez aisément possible d’éviter sans enfreindre aucun texte légal.
Il est normal que l’État fasse valoir ses droits à l’égard de ceux qui ne respectent pas la loi. Comme il doit admettre, dans un état de droit, que ce qui n’est pas interdit est permis et que ce que la loi ne déclare pas taxable ne doit pas l’être.
Serait-il alors immoral d’investir ailleurs pour éviter d’être surtaxé ici ? Il est injuste d’enfreindre une loi juste, mais si précisément on ne l’enfreint pas, où serait l’injustice ? Et croit-on vraiment que nos lois fiscales, décidées au prix de multiples marchandages entre partis et groupes de pression, ont quelque chose à voir avec la justice ? Elles sont seulement l’expression erratique de l’évolution de rapports de force. Les impôts sont une question de pouvoir, pas de justice.
Si, comme le disait Thomas d’Aquin, l’impôt est un « pillage légal », l’État peut l’exiger parce qu’il est légal, mais son sujet, s’il y échappe dans le respect des lois, même grâce à des pays exotiques, ne fait qu’éviter un pillage… Les individus ont des droits et il n’existe pas de règle morale suivant laquelle un Pouvoir, même élu, pourrait décider à sa guise et sans limite, d’attribuer, sous prétexte de redistribution, les propriétés et les revenus des uns aux autres, au nom d’un « intérêt général » qu’il définit lui-même. S’il agit de la sorte, il fait la loi, et pourra en assurer le respect, mais il n’édicte aucune règle éthique.
Quant aux paradis fiscaux eux-mêmes, on serait malvenu de les montrer du doigt parce qu’ils ont choisi de ne pas écraser leur population de charges comparables à celles qui nous accablent. Ils fournissent au contraire la preuve qu’il existe d’autres choix que celui de l’État fort ou de l’État Providence. Les paradis fiscaux sont des États souverains, qui choisissent librement leur système économique. Pratiquement tous reconnaissent l’ensemble des libertés fondamentales au moins autant que la Belgique, et leurs dirigeants sont, presque partout, issus d’élections libres.
La misère est à Cuba, pas aux Îles Caïman ; le chômage endémique est en Martinique assistée par la France, pas aux Bahamas ou aux Bermudes, et tout indépendant ou salarié belge rêverait de bénéficier des pensions et autres prestations sociales des Suisses. Il n’est pas fatal que l’État soit toujours, comme le disait Bastiat, « la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde ». Des États avec peu d’impôts ne sont pas pour cela archaïques, inefficaces ou injustes.
Ces États sont au contraire l’expression concrète de ce principe énoncé à l’Assemblée Nationale en 1789 : « Un peuple libre n’acquitte que des contributions », soit le prix des services que lui rend le Pouvoir, « un peuple esclave paie des impôts ».