Le conseil de la Ligue des Contribuables, Maître Thierry Afschrift, vient d’être sélectionné par le magazine WORLD FINANCE pour figurer dans la liste « World Finance 100 » de l’année 2021 ! Nous vous prions de trouver ci-dessous la traduction française de sa contribution.

Les diverses fuites de données de ces dernières années ont mis en lumière une foule d’informations financières privées ou dissimulées, mais les atteintes à la vie privée et la diabolisation des sociétés offshore sont-elles absolument indispensables ?

Luxleaks, Paradise papers, Panama papers et now the « Pandora Papers » : 12 millions de documents confidentiels, provenant des archives de cabinets spécialisés dans la création de sociétés offshore dans les so-called paradis fiscaux. Le phénomène des Papers et autres Leaks est en plein essor et provoque des vives réactions au sein du public et des remous importants au sein de la classe politique ; certains aspects de cette pratique en sont pourtant pas acceptables.

Du côté pile… La constatation de l’ampleur d’un problème

La fraude fiscale est illégale et donc légalement et socialement inacceptable ; elle ne peut être ni cautionnée, ni conseillée. On peut imaginer qu’exposer des schémas de fraude peut être utile pour les autorités, afin de connaître l’ampleur du problème et les méthodes utilisées par des fraudeurs et leurs conseillers dont elles prennent connaissance des noms. Cela permet ainsi aux dirigeants et aux autorités de prendre des mesures adéquates pour contrecarrer ces procédés illégaux, qu’il s’agisse au niveau national, européen ou international, principalement au niveau de l’OCDE, où le Comité des affaires fiscales veille à l’implémentation urgente des principales actions BEPS en la matière : Neutralise the Effects of Hybrid Mismatch Arrangements, design Effective Controlled Foreign Company Rules, limiter l’érosion de la base d’imposition à travers les déductions d’intérêts et les autres paiements financiers et Mandatory Disclosure Rules. Au contraire, si l’explication des schémas de fraude peut constituer une information présentant un intérêt à caractère éducatif, la publication des noms des bénéficiaires de sociétés offshore ne peut à priori avoir qu’un intérêt théorique pour le citoyen ordinaire.

Du côté face : Les effets indésirables 

Cette pratique pose néanmoins beaucoup de problèmes sur les plans juridique, éthique et social. L’on soulignera d’emblée que les faits sont présentés à un public majoritairement non-spécialisé, qui peine à distinguer la fraude fiscale (pratique illégale) de l’ingénierie patrimoniale (pratique parfaitement légale). Les déclarations politiques exacerbent cette confusion, telle, par exemple, celle du ministre belge des finances qui déclarait récemment : « Eviter l’impôt via des constructions off-shore, c’est de la fraude. ». Cette déclaration doit naturellement être nuancée.

D’abord, il convient de rappeler  qu’une société offshore (comme toute autre structure ou société, où qu’elle soit établie) n’est rien de plus qu’un instrument. Et comme tout instrument, la société offshore n’est pas légale ou illégale en elle-même : c’est son utilisation qui peut, ou ne pas, l’être. Une société offshore n’est donc pas nécessairement un instrument de fraude fiscale.

Soumis à un véritable barrage de déclarations médiatiques et politiques et n’ayant pas les compétences techniques pour appréhender correctement la situation, le citoyen moyen perd ainsi de vue un autre fait important : le fait qu’il est taxé de manière excessive.  Ainsi, l’opprobre public se dirige contre ceux qui ont essayé d’échapper, même légalement, à la taxation excessive dont ils font l’objet, plutôt que contre les gouvernements qui augmentent en permanence la pression fiscale afin de couvrir leurs dépenses publiques démesurées. La « justice fiscale » réclamée par le public reçoit ainsi interprétation singulière : l’on ne réclame pas de payer moins d’impôts mais plutôt que les Autres en payent plus. Attitude curieuse puisque le discours étatique suivant lequel l’augmentation de la base taxable (notamment par le biais de la lutte contre l’ingénierie fiscale) permettrait la diminution de l’impôt à payer par le citoyen moyen, ne s’est jamais vérifié dans les faits : les recettes fiscales augmentent au fil du temps mais les impôts ne baissent jamais.

Une atteinte aux droits de l’homme

Ensuite, sur un plan éthique, il est inacceptable de mettre sur un pied d’égalité les fraudeurs et ceux qui ont utilisent une société offshore de manière parfaitement légale. Ces derniers subissent une attaque sans précédent à leur vie privée et ce sans absolument aucune raison, d’autant plus que quand les documents sont révélés au grand public, personne ne sait si les bénéficiaires de ce genre de structures ont agi, ou non, dans la légalité. De plus, si la révélation des ces informations reçoit toujours une grande publicité,  les résultats des enquêtes qui s’ensuivent ne sont que rarement connus, à tel point que l’on ignore la proportion des fraudeurs au sein des personnes dont la vie privée a été exposée au public. En outre, l’on constate que certaines pratiques dénoncées sont fréquentes dans la vie de tous les jours. Par exemple, l’on a reproché à un ancien dirigent politique d’avoir acquis une société-propriétaire d’un immeuble, plutôt que l’immeuble lui-même. Cette opération très courante est ainsi stigmatisée au motif que la société en question était établie dans un paradis fiscal mais il n’a pas été soutenu que s’il s’agissait d’une société locale, il n’aurait pas réalisé la même économie. Après le droit à la vie privée, c’est donc le principe de proportionnalité qui devient la victime du manque de nuance de cette manière de communiquer : en partant du postulat inexact que la société offshore est un instrument de fraude, l’on déduit que celui qui utilise une société offshore est forcément un fraudeur et que, de manière générale, l’utilisation d’une société offshore est à proscrire. Pourtant, il est également vrai qu’un grand nombre de personnes fraudent au moyen de structures établies dans leur propre pays mais jamais personne n’a suggérer d’en interdire l’utilisation. Interdire un outil au motif que certains peuvent en faire une mauvaise utilisation n’a pas de sens.

Enfin, cette pratique soulève des questions juridiques importantes. L’on a déjà évoqué ci-avant le problème de la violation de la vie privée. L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme proclame le droit de toute personne au respect « de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ». Certes des restrictions existent lorsqu’elles sont « prévues par la loi » et sont « nécessaires, dans une société démocratique » : l’on voit cependant mal de quelle manière le déversement sur internet, en vrac et sans aucun filtrage, de 14 millions de documents non-anonymisés pourrait constituer une attitude prévue par une quelconque loi et surtout, en quoi une telle démarche serait nécessaire dans une société démocratique. De plus, une fois publiés, ces documents sont, par la suite, examinés par les autorités nationales et servent de point de départ à des contrôles fiscaux et enquêtes pénales et parfois, fondent des redressements fiscaux et des poursuites pénales.

Or, ces documents et les informations qu’ils contiennent sont, en droit, le fruit d’un vol, opéré souvent en violation du secret professionnel de leur titulaire et leur divulgation constitue à priori une violation du droit à la vie privée et du secret de la correspondance. Il est difficile de ne pas constater la singularité de cette démarche, au demeurant fréquemment validée par les tribunaux, qui consiste à mener un combat au nom de la légalité au moyen de données obtenues illégalement par un tiers. L’exception l’emporte donc sur le principe et ainsi, le droit de propriété et le droit à la vie privée du bénéficiaire d’une société offshore cèdent le pas aux « nécessités d’une société démocratique » (qu’il s’agisse de la liberté d’expression ou du devoir de l’Etat de poursuivre les violations à la loi), rendant ainsi légitime la publication et l’utilisation de données obtenues illégalement, que ce soit directement ou indirectement.

Est-ce acceptable ?

Les avis divergent sur le sujet mais l’on ne pourra nier que l’utilisation d’information volées par les autorités pour parvenir à leurs fins parait choquante sur le plan des principes et en tout état de cause, le fait de rendre publiques des données non-filtrées et non-anonymisées constitue une démarche disproportionnée au regard du droit à la vie privée et de la présomption d’innocence. A l’avenir, à considérer même que cette pratique soit jugée légalement ou moralement acceptable, il faudrait qu’à tout le moins, la divulgation de ce genre de données soit réglementée, afin de protéger les droits des citoyens concernés (dont beaucoup n’ont rien à se reprocher). Même au Moyen-Age, seuls les noms des condamnés étaient proclamés par les crieurs publics…ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Pourtant, la Cour Européenne des Droits de l’Homme considère que les États ont l’obligation de réglementer l’exercice de la liberté d’expression  pour assurer  la  protection  adéquate de la vie privée et de la  réputation  des citoyens. Quant à la presse, elle doit apprécier les répercussions de ses publications qui sont censées susciter un « débat d’intérêt général ». Or, si la question de l’utilisation de sociétés offshore peut bien faire l’objet d’un débat général, l’on doute que la divulgation des noms des bénéficiaires (surtout de ceux qui sont inconnus au grand public) puissent être d’un quelconque intérêt dans ce cadre d’un tel débat.

C’est en réalité toute la problématique de la pratique des Papers : elle entraîne des confusions et débouche très souvent sur une atteinte disproportionnée aux droits des bénéficiaires. Ainsi, l’ingénierie patrimoniale est assimilée à la fraude fiscale et le bénéficiaire d’une société offshore à un fraudeur, alors qu’en même temps, l’utilisation de documents volés apparaît comme acceptable afin d’atteindre un but « supérieur », et ce même si l’on ignore si la proportion des fraudeurs justifie une telle entorse aux règles légales. Ensuite, les données personnelles et patrimoniales de milliers de personnes font l’objet d’une publicité inacceptable et incontrôlée, souvent avec des conséquences désastreuses au niveau personnel ou économique, alors même que souvent, elles n’ont strictement rien à se reprocher.

Certains ont parfois tendance à l’oublier dans ce contexte très médiatique mais la proportionnalité est essentielle dans une société démocratique ; surtout quand il s’agit de concilier des valeurs à force égale s’opposent.